La généalogie immobilière : un domaine de recherche en vogue
Par Laurence Druez, chef de travaux aux archives De L’État à Liège
Quelques pistes pour retracer l’histoire de sa maison.
Il est communément admis que les Belges ont une brique dans le ventre et qu’ils placent au rang de leurs priorités en terme de projets de vie l’acquisition de leur logement. Les statistiques établies d’année en année par les notaires et les organismes financiers confirment l’intensité des transactions immobilières avec une préférence marquée, en particulier en Wallonie, pour l’acquisition et la rénovation de maisons existantes, dont une sur quatre est quasiment centenaire. Dans la partie francophone de notre pays, on constate un attrait pour les bâtisses anciennes et un goût pour leur rénovation et leur restauration, dans la recherche de l’authenticité. Au XXIe siècle, le temps et les moyens investis dans l’aménagement et la décoration montrent bien qu’audelà des préoccupations fonctionnelles – avoir un toit – ou patrimoniales – effectuer un placement financier –, la maison, lieu de mémoire, se dématérialise pour devenir un espace intime de vie humaine, le témoin des joies et des épreuves de ses occupants, mais aussi de leurs goûts, de leur imaginaire, de leur identité, de tout un art de vivre.
L’attachement sentimental qu’on peut porter à sa maison justifie qu’on s’intéresse à son origine et à son évolution. Véritable prolongement de soi, l’habitation personnelle devient un objet d’histoire qui gagne en popularité, non seulement auprès des historiens du bâti, mais aussi du grand public, qui associe de plus en plus histoire familiale et généalogie immobilière. Retracer l’histoire de sa maison, ce n’est donc pas seulement suivre ses transformations matérielles, mais aussi se plonger dans celle des hommes qui l’ont occupée ainsi que de toute une communauté, qu’il s’agisse d’une modeste habitation rurale ou d’une demeure citadine cossue, voire d’un château.
Ce domaine de recherche permet donc de brasser une documentation très variée et d’autant plus abondante que la maison étudiée a franchi le cap de l’Ancien Régime. Les directions multiples que peuvent prendre les investigations ne signifient toutefois pas de les mener de manière aléatoire, mais plutôt de définir une stratégie de recherches qui mènera principalement le chercheur dans les différents services des Archives générales du Royaume et Archives de l’État dans les Provinces.
Principales sources et méthodes de recherches pour la période contemporaine
Tout propriétaire de son habitation l’a acquise par un transfert de propriété, qu’il s’agisse d’une succession, d’un partage, d’une donation ou d’une vente. La première étape des recherches en histoire immobilière consiste donc à se référer au document que la plupart, en qualité de détenteurs du bien, ont directement sous la main sous forme de copie conforme : l’acte de transfert en leur faveur. L’acte de vente, en particulier, fournit les données nécessaires (numéro de la parcelle cadastrale, détenteur antérieur et nom du notaire instrumentant) pour remonter la filière des propriétaire se successifs jusqu’au début du XIX siècle ; le cas échéant, la déclaration de succession énumère tout le patrimoine immobilier du défunt ainsi que la valeur des biens qui le composent. Les recherches peuvent se poursuivre dans les principaux fonds d’archives de la Documentation patrimoniale – Enregistrement, Hypothèques et Cadastre –, qui constituent un immense fichier de la propriété foncière, où se complètent les informations relatives aux détenteurs, à leur fortune foncière ainsi qu’à l’évolution de l’environnement bâti et non bâti de leur terrain.
Le chercheur s’informera ensuite de l’existence dans les archives de la commune où le bien se situe d’un dossier de permis de bâtir, établi à partir du XIXe siècle pour toute construction ou transformation importante. À partir des documents qu’il contient (plans d’architecte, devis de travaux, cahiers des charges de leur exécution, descriptions des matériaux utilisés), on accède à des renseignements techniques permettant de suivre l’histoire du bâtiment et de son affectation et à des détails relatifs à la distribution des espaces, dont certains peuvent avoir été utilisés comme atelier, comme magasin ou comme cabinet.
Pour donner vie à ces informations un peu sèches, la consultation à rebours des registres de population depuis la fusion des communes jusqu’en 1846, date de leur instauration officielle en Belgique, permettra de reconstituer, de décennie en décennie, la succession des occupants, la composition et l’activité principale de leur ménage.
Les sources iconographiques, lorsqu’elles sont disponibles, offrent la possibilité de visualiser plus concrètement l’habitation. De multiples institutions publiques – l’Institut royal du Patrimoine artistique, le Centre de Documentation du Musée de la Vie wallonne, la Commission royale des Monuments, Sites et Fouilles ou encore le Musée du Verre à Charleroi – et associations photographiques mettent à la disposition des chercheurs leurs collections et photothèques se rapportant à des immeubles privés, a fortiori lorsqu’ils présentent un intérêt patrimonial et des éléments décoratifs remarquables, comme des vitraux, de la ferronnerie ou des boiseries. (Illustration 1)
Les dommages dus aux catastrophes naturelles – inondations, séismes, tornades – et aux sinistres, vicissitudes de la société dont l’histoire immobilière est inséparable, ont souvent donné lieu à des prises de vues et à des articles de presse. Si cette documentation n’est pas toujours suffisamment précise pour identifier les habitations endommagées, des traces de reconstruction ou de transformation que révèlent les archives des administrations de l’urbanisme permettent d’établir une concordance et un possible lien entre le sinistre et l’intervention humaine. (Illustrations 2, 3, 4 et 4.3)
Du Borinage au bassin de Liège, l’activité minière est également responsable de dégâts considérables sur les bâtiments, si bien que la plupart des centres de documentation des charbonnages conservent de nombreux dossiers de demandes d’indemnités, riches en informations architecturales et techniques. C’est toutefois durant les conflits armés qu’ont eu lieu les principales destructions de maisons. Pour l’ensemble du pays, 19,7 % des immeubles existant avant 1914 ont été touchés durant la Première Guerre mondiale et 23,3 % entre 1940 et 1945. Divers services destinés à combattre la pénurie de logements et à préparer la reconstruction du pays furent créés, notamment l’Office des Régions dévastées (19191926) dont les archives contiennent de nombreux dossiers de reconstruction de maisons privées situées dans des communes « adoptées » par les pouvoirs publics en raison de leur degré élevé de dévastation. Pour la Seconde Guerre mondiale, environ 900.000 dossiers individuels de demandes d’indemnisation sont conservés pour l’ensemble du pays dans les archives de l’Administration des Dommages de Guerre aux biens privés. Composés de pièces aussi variées que des factures, des photographies, des plans, des rapports d’expertise ou encore des relevés estimatifs du mobilier et de l’équipement, ils regorgent d’informations sur le patrimoine de l’avant et de l’après-guerre, la politique de reconstruction et d’urbanisme, l’exploitation des terrains, l’architecturale urbaine et rurale, mais aussi les intérieurs, l’environnement quotidien, le niveau de vie de leurs occupants. Facteur certain d’appauvrissement pour les propriétaires immobiliers, les destructions dont les maisons ont été victimes constituent une véritable aubaine pour le chercheur. (Illustrations 5, 6 et 7 )
La complexité territoriale et institutionnelle et les pratiques particulières de l’Ancien Régime
Dès qu’on remonte à l’Ancien Régime, on se heurte de manière générale aux conditions de conservation souvent précaires des documents et à leur fréquente dégradation, voire à leur disparition. Dans le domaine de l’histoire immobilière, les recherches parmi des sources a priori très diversifiées se révèlent d’autant plus ardues et les informations longues à collecter qu’en l’absence d’identification par numéros, l’étude d’une parcelle ou d’une maison doit le plus souvent être étendue à celle d’un quartier, d’une paroisse et même d’un village.
Elles doivent d’abord tenir compte de la complexité territoriale et institutionnelle de l’actuelle Belgique, partagée entre les anciens Pays-Bas méridionaux, la principauté de Liège, celle de Stavelot-Malmedy, ainsi que la France, les Provinces-Unies et même l’Angleterre pour les territoires limitrophes fréquemment disputés par les puissances européennes. Les limites des provinces actuelles ne correspondant pas à celles des territoires du même nom sous l’Ancien Régime, la première démarche de cette seconde phase des recherches consiste à préciser la localité où se situe le bien immobilier étudié et à en retracer l’évolution dans le temps. Il s’agit ensuite d’en réaliser la « carte d’identité » spatio-temporelle, c’est à-dire d’identifier la circonscription à laquelle le bien se rattache – seigneurie, ville, village, paroisse, communauté d’habitants –, et de le situer dans son environnement local en rassemblant un maximum de points de repère fixes et de données topographiques et toponymiques permettant de visualiser son contexte physique et bâti. Pour ces opérations, les sources premières sont les cartes et plans en tous genres établis généralement à des fins militaires ou de perception de redevances. Les informations recueillies permettent de déterminer les institutions centrales, régionales et locales compétentes pour les transferts de propriété et le règlement des litiges en matière immobilière. (Illustration 8)
En dépit de leur éventuelle imprécision et de la grande complexité des transactions foncières, qui sont alors loin de se limiter à des ventes, à des donations ou à des successions, les actes de mutation, conservés dans les protocoles des notaires depuis au moins le XVIe siècle, constituent, comme pour la période contemporaine, les sources de référence pour établir la succession des détenteurs d’un bien. Il convient, pour les exploiter, de prendre en considération quelques particularités d’Ancien Régime : sensiblement différente de ce que nous connaissons aujourd’hui, la notion de possession foncière et immobilière répondait à des principes inspirés du droit féodal qui hiérarchisait les biens-fonds selon des catégories distinctes – alleu, fief, tenure – et fragmentait les droits de propriété, multipliant ainsi détenteurs et usufruitiers soumis à divers types de redevances ; par ailleurs, les mutations de droits réels immobiliers n’étaient valides et opposables aux tiers qu’une fois enregistrées devant les juridictions foncières compétentes – échevinages, cours allodiales, féodales ou encore censales – ; enfin, la rente foncière en espèces ou en nature, qui grevait la grande majorité des biens immobiliers et qui était due par leurs occupants pour la jouissance de ces biens, était une pratique très répandue. Situation géographique et statut juridique du bien, identité des intervenants et des bénéficiaires, clauses relatives aux rentes, à leur valeur, à leurs contractants sont autant de renseignements bien spécifiques qu’on trouve dans les actes notariés d’Ancien Régime et qu’il est nécessaire de recouper et de compléter par la consultation des sources produites par les autres institutions concernées : notamment les registres de transcriptions (appelés aussi « registres aux œuvres ») et les éventuels procès pour non-paiement de rentes conservés dans les différents fonds judiciaires, mais aussi les comptabilités annuelles des redevances des établissements de bienfaisance ou ecclésiastiques, lorsqu’ils sont protagonistes des transactions.
Lorsqu’elle est appliquée, la fiscalité directe – impôt foncier, capitation, impôt sur les feux, les chevaux ou le bétail – affine ces informations en nous renseignant sur les habitants proprement dits d’un immeuble. Sa perception donna lieu en effet à des dénombrements de biens, qui énumèrent les patrimoines fonciers et leurs détenteurs et fournissent des renseignements sur l’étendue et l’affectation des parcelles, ainsi qu’à des relevés de composition des ménages, de l’état social, de l’activité et de la fortune des assujettis. (Illustration 9)
Enfin, les archives de familles toutes périodes confondues, dont la conservation varie selon la notoriété des personnes et l’étendue de leur biens, permettent de percer davantage l’intimité des habitants et des demeures. Titres de propriété, plans, mesurages de terres, pièces de comptabilité relatives à la construction, à l’aménagement et à l’entretien des habitations et des jardins, cahiers de charges et états de prestation d’ouvriers, d’artisans, voire d’artistes, copies d’inventaires de biens, pièces de correspondance sont autant de documents qui nous immergent véritablement dans le cadre de vie quotidien des individus. (Illustration 10)
Conclusion
La grande diversité des sources et l’extrême variété des situations rendent unique chaque investigation en histoire immobilière. Aussi, proposer un fil rouge heuristique universellement applicable s’avère hasardeux, en dépit toutefois de quelques liens logiques entre des séries d’archives. C’est donc à un travail de patience qu’est invité le chercheur qui s’engage dans cette démarche. Une fois surmontés les principaux obstacles, comme l’état matériel parfois décourageant des documents, la disparition de parties de fonds ou même de fonds entiers – particulièrement pour le Hainaut et le Tournaisis –, et les difficultés paléographiques et linguistiques, on accède à un univers très vaste – la géographie historique, l’histoire institutionnelle, judiciaire, économique et sociale – qui nous fait découvrir les mentalités des villes et des campagnes.