Par Mathieu Higny,
avocat et associé
chez PARRESIA Avocats,
collaborateur scientifique
au Centre de droit privée
de l’UCLouvain

Les premières décisions de justice disponibles qui traitent de l’impact du premier confinement sur le paiement du loyer dans les baux commerciaux sont disparates. Résumé de la situation.

La presse a fait grand bruit ces derniers jours du jugement du juge de paix du canton d’Etterbeek qui a donné raison à un locataire contre son bailleur. Les loyers se rapportant à la période de fermeture obligatoire de l’établissement loué ne doivent pas être payés par le locataire.

Que faut-il en penser ? S’agit-il d’une jurisprudence unanime ? 

A l’heure actuelle, des plus en plus de décisions commencent à apparaître qui émanent des justices de paix du royaume et qui se prononcent sur l’impact de la crise du coronavirus en matière de bail commercial.

Il n’y a donc pas que le juge de paix du canton d’Etterbeek qui s’est prononcé sur cet impact.

A la lecture de ces premiers jugements, nous constatons que règne en la matière une jurisprudence disparate qui ne facilite pas les choses.

Rappel

Tout locataire est redevable d’un loyer à son bailleur. Mais c’est parce que le locataire peut attendre du bailleur qu’il lui fournisse la jouissance des lieux loués qu’en contrepartie il lui doit ce loyer. Ces deux obligations sont expressément consacrées par le Code civil.

Un locataire est en principe toujours dans la possibilité de payer son loyer à son bailleur. C’est un principe bien connu des plaideurs, confirmé encore récemment par la Cour de cassation en 2018, les « choses de genre ne périssent pas ». Un locataire ne peut jamais prétendre qu’il est dans l’impossibilité de payer son loyer en raison d’un cas de force majeure et encore moins en raison de ses propres difficultés financières pour tenter d’y échapper.

Un élan de solidarité parmi de nombreux bailleurs

Malgré cela, de nombreux bailleurs – avec parmi eux des acteurs majeurs sur le marché immobilier belge – ont fait preuve de solidarité vis-à-vis de leurs locataires dont les établissements ont dû fermer sur ordre des autorités publiques durant le premier confinement. Poussés par un élan de solidarité, ils n’ont pas manqué d’ouvrir le dialogue avec leurs locataires pour trouver une solution à la crise inédite du coronavirus. C’est ainsi que de nombreux des accords ont été conclus entre parties qui ont permis d’éviter des procédures judiciaires et se sont soldés bien généralement par des concessions réciproques : 50/50 (c’est-à-dire que le locataire accepte de payer 50% de son loyer malgré la fermeture obligatoire de son établissement ; le bailleur renonce au solde ou remet le paiement de ce solde à plus tard) ; paiement échelonné des loyers dus durant la période de fermeture obligatoire ; etc. Il serait vain d’énumérer toutes les formes d’accord entre bailleurs et locataires. Mais il faut souligner les efforts ainsi consentis pour maintenir un dialogue positif entre parties.

En cas d’échec du dialogue entre parties, la voie judiciaire

A l’impossible nul n’est tenu. Certaines parties ne sont malheureusement pas parvenues à un accord.

Ils ne leur restaient plus qu’à se tourner vers les juges de paix.

Le scripte du procès est bien connu. Pour les avocats des bailleurs, un loyer demeure dû (voyez ci-dessus) et d’autres arguments n’ont pas manqué d’être développés pour asseoir leur demande de paiement du loyer. Pour les avocats des locataires, le débat se cristallisait sur l’obligation pour les bailleurs de fournir la jouissance des lieux loués ; d’après eux, l’ordre des autorités publiques de fermer les établissements commerciaux dits « non-essentiels » s’apparentait à un « fait du prince » donnant lieu à une suspension du paiement des loyers (ce que l’on appelle la théorie des risques). A cet argument s’ajoute bien généralement celui de l’abus de droit dans le chef des bailleurs.

Qui a tort, qui a raison ? Parfois l’un, parfois l’autre, parfois l’un et l’autre, ….

Une jurisprudence disparate

Certains juges de paix se sont ralliés à la position des bailleurs, constatant qu’il ne pouvait leur être reprochés d’avoir manqué à leur obligation de fournir la jouissance des lieux loués. Les juge de paix du 1er canton de Gand, du 3ème canton de Bruges, du canton de Woluwe-Saint-Pierre, du canton d’Ixelles et du canton d’Houthalen-Helchteren, se sont ainsi prononcés en ce sens. Mais il n’est pas toujours question d’une victoire « écrasante » des bailleurs. En effet, le juge de paix du canton de Woluwe-Saint-Pierre a considéré qu’un bailleur est coupable d’un abus de droit s’il réclame de son locataire le paiement de 100% du loyer si son établissement commercial a dû fermer sur la base de la décision des autorités publiques dans le cadre du premier confinement. Résultat : une réduction des loyers à concurrence de 50% durant ce premier confinement au regard de la théorie de l’abus de droit. Attention, ce même magistrat n’a pas accepté qu’il soit question d’un abus de droit du bailleur lorsque son locataire louait des bureaux qui eux n’ont pas fait l’objet d’une mesure de fermeture obligatoire.

Par contre, et l’on rejoint ici le jugement du magistrat du canton d’Etterbeek, d’autres juges de paix ont été convaincus par l’argument de la suspension (totale ou partielle) du paiement du loyer pendant la période de fermeture obligatoire des établissements loués, sur la base de la théorie des risques. D’après eux, les bailleurs se sont trouvés bien malgré eux, en raison d’un fait du prince (c’est-à-dire la décision des autorités publiques de fermer les établissements « non-essentiels »), dans l’impossibilité de fournir la jouissance paisible des lieux loués. En conséquence, le paiement des loyers a été suspendu le temps de cette impossibilité. On relève ainsi des jugements prononcés en ce sens par les juges de paix du 1er canton de Schaerbeek (suspension partielle), du 2ème canton d’Anvers (suspension totale) et du canton d’Etterbeek (suspension totale), qui retiennent la théorie des risques. Citons aussi une décision prononcée en ce sens le 16 juillet 2020 par la Cour supérieure du Québec (l’affaire « Hengyun International Investment Commerce Inc. »).

Conclusion

Face à cela, et en conclusion, un constat s’impose. La jurisprudence est disparate. Elle n’est pas unanime. Il est clair qu’il faudra attendre plusieurs années avant que la Cour de cassation se prononce sur le sujet et tranche enfin la question de l’impact de la fermeture obligatoire des établissements commerciaux dits « non-essentiels » imposée par les autorités publiques durant le premier confinement.

Dans l’intervalle, il est peut-être judicieux de rappeler qu’un locataire n’a pas de prix pour un bailleur ; même si la situation s’avère dure dans le chef du locataire qui se voit privé de revenus en cas de fermeture obligatoire de son établissement, mais aussi dans le chef du bailleur qui devrait se voir privé de tout ou partie de son loyer que son locataire souhaiterait négocier, il paraît opportun d’encourager le dialogue entre parties afin de trouver un accord équilibré plutôt qu’un bon ou mauvais jugement et un locataire potentiellement perdu ou en faillite. Un mauvais accord vaut peut-être mieux qu’un bon procès. A plus forte raison quand la situation juridique n’est pas nécessairement claire au premier coup d’œil, et davantage à plus forte raison quand on constate, avec le recul et les premières décisions prononcées dans cette matière par les juges de paix, que la jurisprudence n’est pas unanime. 

 

Date : 
20/11/2020